Réponse au discours de réception de Maurice Druon

Le 7 décembre 1967

Louis Pasteur VALLERY-RADOT

Réponse de M. Pasteur Vallery-Radot
au discours de M. Maurice Druon

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 7 décembre 1967

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

 

     Monsieur,

     « Excellent ordonnateur de toutes choses, actif, insufflant sans relâche l’énergie autour de lui, soucieux d’équité et de dispenser le bonheur. » Ces mots que vous appliquez à Ouranos dans votre histoire de la Grèce mythologique vous conviennent parfaitement.

     Vous êtes un homme heureux. À dix ans vous pensiez déjà à I’Académie française. Vous n’avez pas encore cinquante ans et votre désir s’est réalisé. Vraiment les dieux vous ont été favorables.

     Né à Paris, le 23 avril 1918, sous le signe du Taureau, vous êtes toute votre vie un peu magicien. L’astrologie, dont nous vous savons féru, n’est-elle pas un art chimérique, qui prétend donner le moyen de connaître l’influence exercée par les astres sur le caractère et l’avenir des hommes ?

     Vous vous êtes demandé, lorsque vous aviez vingt ans, quelle serait votre destinée. Vous l’avez voulue joyeuse et glorieuse. Joyeuse : il n’y a qu’à considérer votre vie. Vous avez un visage gai. Vous vous amusez d’un rien. Glorieuse : votre place ici le démontre.

     Quelque chose nous a plu : vous avez du charme. Voilà un terme qui s’applique rarement à un homme ! Vous me rappelez ce que disait Jean-Jacques en parlant d’une femme : « À peine l’eus-je vue que je fus subjugué. Je la trouvai charmante, de ce charme à l’épreuve du temps, le plus fait pour agir sur mon cœur. » Vous aimez la vie et vous nous communiquez cet amour.

     En 1946, Georges Duhamel me recevait à l’Académie française. Aujourd’hui c’est moi qui vous reçois alors que vous succédez à Duhamel. Ainsi en notre Compagnie tout se tient dans cette mystérieuse chaîne qu’elle forme et que souvent ne comprennent pas les hommes loin de nous.

     Venu des quatre points cardinaux, vous ne pouviez naître qu’à Paris. Je ne vous apprendrai pas, Monsieur, que l’on trouve vos ancêtres, il y a un siècle, répartis entre le Brésil, la Narbonnaise, la Flandre et l’Oural.

     Au Brésil, votre bisaïeul, Odorico de Mendez, fut un homme politique et un écrivain. Ami de l’Empereur don Pedro — dont je me rappelle le cruel baiser sur ma joue de petit garçon — il était néanmoins un solide républicain. On se souvient encore au Brésil de sa traduction en portugais d’Homère et de Virgile.

     À Narbonne, votre arrière grand-père Antoine Cros avait un frère qui fut presque un génie, Charles Cros, savant et poète. Il donnait, il y a exactement un siècle, dans un pli déposé à l’Académie des Sciences, la description d’un appareil appelé paléophone, principe du phonographe, qui ne devait être réalisé par Edison que dix ans plus tard. Il écrivit Le coffret de santal, composé de petits poèmes que Verlaine appelait : « bijou tour à tour délicat, barbare, bizarre, riche et simple ». Les surréalistes l’ont célébré comme un de leurs inspirateurs.

     Vous êtes bien, Monsieur, le descendant de ce personnage à la fois érudit et fantaisiste.

     Antoine Cros était médecin et écrivain. Il traduisit le Prométhée enchaîné d’Eschyle. Il fit partie d’un groupe auquel appartenaient Verlaine et Rimbaud. Ce groupe avait la spécialité de dire zut à tout, aussi l’appelait-on les zutistes.

     On raconte qu’un jour Rimbaud, à la Closerie des Lilas, fit une farce à Antoine Cros. Farce amère. Il lui versa de l’acide sulfurique dans son verre de bière. Heureusement celui-ci s’en aperçut à temps, sans quoi nous n’aurions pas le plaisir de vous recevoir aujourd’hui.

     Il fut le troisième et dernier roi d’Araucanie, ce royaume éphémère qu’avait fondé au sud du Chili un aventurier périgourdin, Antoine de Tounens. Vous êtes donc, Monsieur, fils de roi.

     En Flandre, vous revendiquez Adolphe Samuel, musicien belge, directeur du conservatoire de Gand, qui écrivit sept symphonies et un oratorio, Christus. Il était juif et se convertit en écrivant cet oratorio.

     Ah ! Monsieur, comment avez-vous pu dire, dans une interview, que vous n’aimiez pas la musique, qu’un concert symphonique vous était insoutenable au bout d’un quart d’heure ?

     En Oural, vous vous perdez. C’est compréhensible, le pays est si vaste ! Les montagnes de l’Oural ont un peu plus de deux mille kilomètres du nord au sud. En tout cas, du sang kirghiz ou kalmouk coule dans vos veines et vous rend si doux et parfois si violent.

     Votre grand-père, venu de Russie en France pour faire ses études, était médecin. Il exerça en Argentine, repartit en Russie, puis revint en France par goût de la liberté. Il s’y fixa.

     Votre père, Lazare Kessel, était le frère cadet de notre confrère Joseph Kessel. Doué pour tous les arts, ceux qui l’ont connu n’ont pu que l’admirer. Il se fit acteur. Alors qu’il venait de recueillir tous les premiers prix du Conservatoire, son entrée à la Comédie Française fut saluée avec joie. Mais, trop intransigeant pour vivre notre vie, il quitta volontairement ce monde. Il avait vingt et un ans ; vous n’aviez vous-même que deux ans.

     Madame votre mère se remaria avec René Druon.

     Quelle complexité, Monsieur ! Dans cet écheveau où l’on se perdrait si on n’avait un bon guide, vous-même, je veux retenir particulièrement René Druon. Il vous éleva avec une affection merveilleuse où s’unissaient la tendresse et la rigueur. C’était un homme d’une exceptionnelle droiture pour qui les mots loyauté, honneur, justice, avaient leur vraie signification. Dès vos premiers écrits vous avez tenu à garder le nom qu’il vous avait donné.

     C’est probablement parce que vous êtes le fils de tant de pays que votre esprit est si divers.

     Druon : on trouve ce nom dans une chanson de geste ; il est porté par un géant légendaire qui terrorisait Anvers... On le trouve aussi dans le dictionnaire des saints : au XIe siècle un saint avait pris ce nom.

     Vous avez passé votre enfance en Normandie, à la Croix-Saint-Leufroy, dans la vallée de l’Eure. Votre mère, pendant deux ans, se consacra entièrement à votre éducation.

     Puis vous êtes allé à l’école du village, tandis que le curé vous enseignait les rudiments du latin.

     Vous devez à votre instituteur le goût de l’histoire de France.

     Le châtelain du village, ami de vos parents, était un des trois fils de Paul Thureau-Dangin, Secrétaire perpétuel de l’Académie française. Sur les murs de sa bibliothèque vous vîtes des portraits d’académiciens en habit vert ; cela vous fit rêver.

     Pierre Thureau-Dangin, ancien capitaine de dragons, parcourait souvent le village, suivi d’un équipage de chasse à courre. Est-ce à partir de ce moment que vous vous êtes particulièrement intéressé à la vènerie ? En lisant Les grandes familles on est étonné de vous voir si bien connaître ses mœurs.

     Un jour de distribution de prix où l’on vous avait mis sur la tête une couronne dorée, Pierre Thureau-Dangin vous prédit que vous entreriez un jour à l’Académie française. Comme cet homme avait raison ! Mais avouez que vous y pensiez déjà.

     Un autre jour, vous aviez dix ans, pour la première fois vous entendîtes la T.S.F. : c’était le discours de Maurice Paléologue à l’Académie française et la réponse de Louis Barthou. Désormais, plus d’hésitation : vous seriez membre de l’Institut. Vous ne vous êtes jamais trompé.

     À partir de l’âge de douze ans, vous avez fait vos études secondaires au lycée Michelet de Vanves. Vous fûtes un détestable élève en mathématiques et en sciences, convenable en latin et en grec, toujours premier en français.

     À treize ans, vous vous précipitez sur les œuvres de Balzac, Stendhal, Chateaubriand, Montaigne. Vous lisez les tragiques et les philosophes grecs, en même temps que vous prenez connaissance des romanciers contemporains. Vous êtes particulièrement frappé par La vie de Disraëli, Silbermann et le Nœud de vipères.

     Pendant votre rhétorique et votre philosophie, vous devenez le président d’un cercle littéraire, fondé au lycée Michelet.

     Vous souvenez-vous qu’en rhétorique vous eûtes un second prix de français au concours général. Le sujet était tiré d’un texte d’André Maurois.

     Après votre philosophie, vous vous êtes inscrit à la Sorbonne, à la faculté de droit et à l’école des sciences politiques. Vous n’avez jamais eu peur de cumuler. Avez-vous eu raison ? Peut-être vous commenciez à publier des articles et des nouvelles dans les revues. Des milliers de pages avaient été écrites puis déchirées par vous sur les sujets les plus divers.

     Vous eûtes à ce moment, pour vous former à votre métier d’écrivain, le guide le plus attentif en la personne de votre oncle Joseph Kessel.

     En 1939, vous avez commencé votre pièce Mégarée. La mobilisation vint, fort mal à propos, vous interrompre.

     Représentée le 3 février 1942, à Monte Carlo, cette pièce eut un vif succès. C’était le chant de l’espoir.

     Certes, il y a des fautes dans ce drame, des fautes de jeunesse, vous le reconnaissez vous-même. Mais oublions-les, n’y voyons que la lancée sur la route des grandes œuvres futures.

     Vous exposez la lutte de Mégarée qui hésite à conquérir la gloire, espérée depuis l’enfance. Mais pour cela il lui faut mourir, et volontairement.

     « Un héros, écrivez-vous, c’est un mort qui n’a pas été tué par hasard. C’est celui qui s’est jeté sous les roues d’un char pour en coincer l’essieu avec son bouclier, c’est celui qui s’est précipité dans le vide pour bousculer une échelle avec sa charge d’assaillants ; c’est celui qui n’a pas pesé sa vie au moment de la donner, celui qui a tout oublié, le bonheur, la souffrance, la joie, qui a même oublié pourquoi il voulait vaincre, qui ne sait plus qu’une chose : vaincre ! »

     Après bien des hésitations et des regrets, Mégarée se tourne vers la douce Ismène et lui dit : « Mourir, Ismène, c’est moins dur qu’on ne croit. Ce qui est difficile, c’est de briser les mille petites racines de l’habitude agrippées aux mille cailloux du passé. »

     Mégarée s’immole et devient le héros.

     Vous étiez, en 1940, à Saumur. Vous avez participé à la campagne de France.

     Lors de l’occupation de la zone dite libre, vous décidez avec Kessel de rejoindre les Forces Françaises en Angleterre. Vous passez les Pyrénées la nuit et le jour de Noël : trente heures de marche. Puis vous restez quelques jours cachés à Barcelone chez le fils de notre confrère André Chevrillon. Vous traversez l’Espagne clandestinement, puis les sierras de la frontière hispano-portugaise : c’était le jour des Rois. Vos guides se perdirent dans une tempête de neige. L’obscurité était si profonde qu’on ne voyait pas le cavalier devant soi. Il fallait crier sans arrêt pour ne pas se perdre. Kessel et vous, lassés, vous vous mettez à déclamer des vers. Corneille, Hugo, Heredia et d’autres poètes vous accompagnent. Vous lancez un vers et Kessel y répond. Enfin, exténués, vous êtes sur la terre portugaise. Un hydravion vous conduit près de Londres. Vous vous présentez au Quartier Général des Forces Françaises Libres. Vous êtes aide de camp du général d’Astier de la Vigerie.

     Au début de 1943, Emmanuel d’Astier, chef du mouvement Libération, arrivant à Londres après une mission clandestine en France, demanda à Joseph Kessel et à vous-même de composer un chant qui deviendrait le chant de la Résistance.

     Un dimanche de mai, vous étiez avec Kessel dans un hôtel des environs de Londres où se trouvaient Mederic, mort au combat, Boislambert, aujourd’hui Grand Chancelier de l’Ordre de la Libération, le Général de Boissoudy, et de nombreux officiers de la France Libre.

     Vous vous enfermez avec Kessel et vous composez, sur la musique d’une jeune compositrice, Anna Marly, le Chant des Partisans.

     Le soir, vous vous rendez à Londres chez Emmanuel d’Astier. Plusieurs délégués de la Résistance étaient assemblés. Le chant si douloureux, si affreusement triste, était né. Depuis, on entendit les réfractaires des maquis et les prisonniers derrière les barreaux des cellules et les combattants volontaires chanter :

     Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines...
     Ami, entends-tu les cris sourds du pays qu’on enchaîne...

     Vous avez fait une œuvre si belle qu’elle est encore chantée aujourd’hui par ceux qui n’ont pas oublié.

     À la même époque, vous avez écrit Lettres d’un Européen. Elles sont adressées à un compatriote, à un Anglais, à un Allemand, à un Russe, à un Américain.

     Cette guerre, nous dites-vous, donne une occasion unique de reconstruire le monde. Refonte de la société internationale et, pour commencer, refonte de la société européenne. Il faut une fédération des nations. Il faut que l’Europe soit ouverte : levée des frontières, suppression des douanes, création d’une monnaie internationale. Et voici ce qu’on n’avait encore jamais dit : « Il n’est que deux sentiments, écrivez-vous, qui créent le bonheur et vers lesquels il nous faut aller : le courage et la générosité. Les peuples ont fait une immense dépense de courage pendant cette guerre. Puissent-ils faire maintenant une grande dépense de générosité, ce qui est peut-être une autre forme de courage. »

     Ces Lettres d’un Européen ont été composées il y a vingt-cinq ans. Quelle audace fallait-il pour lancer cet appel en pleine guerre ! C’est un peu ce qu’avait fait, un quart de siècle auparavant, Romain Rolland dans une œuvre admirable, qui a été comprise seulement par les hommes qui luttaient : Au-dessus de la mêlée.

     Vous participez, avec André Gillois, à l’émission « Honneur et Patrie ». Puis vous êtes envoyé en mission en 1944 à Alger. Vous êtes ensuite correspondant de guerre. C’est ainsi que vous parcourez tout le front de l’Occident.

     À peine démobilisé, vous fûtes quelques jours journaliste : vous étiez avec notre confrère Henri Troyat codirecteur d’un hebdomadaire, à peine né, et déjà enseveli. L’avez-vous regretté ? Le saura-t-on jamais ? Pas même vous !

     Vous avez publié alors un roman de guerre écrit entre 1941 et 1945 : La dernière brigade. C’est votre premier roman — un livre de jeunesse. Faut-il vous dire toute ma pensée ? J’espère que vous ne m’en voudrez pas.

     J’apprécie peu les premiers chapitres. Il semble que vous faites un devoir difficile. Le démarrage est pénible. Mais lorsque les Allemands arrivent dans la région de Saumur, le livre a presque cet accent de vérité que nous trouverons plus tard dans vos romans. Votre forme bientôt se perfectionnera. Votre style prendra de la fermeté.

     Je voudrais maintenant évoquer les grandes œuvres qui vous ont rendu justement célèbre. D’abord Les grandes familles.

     Un poète illustre, membre de l’Académie française, meurt à soixante-quatorze ans. Et voici un médecin célèbre, membre de l’Académie de Médecine, qui voudrait bien lui succéder. C’est un homme du monde. On a beaucoup dit que c’était un mélange d’Henri Mondor et de Thierry de Martel. Je crois que ce n’est ni l’un ni l’autre.

     Je note surtout que vous êtes poursuivi par une pensée : l’Académie française ! Votre candidat, vous le suivez dans sa campagne académique. Comment étiez-vous si bien renseigné ? Vous n’aviez que trente ans à cette époque.

     À la fin du livre, vous nous faites un portrait remarquable d’un garçon qui avait été la honte des siens. Original, joueur, débauché, il fit a un conseil judiciaire. Il devient une épave et finit sa vie dans un asile d’aliénés. Ah ! quelle belle description vous nous faites, à ce propos, de la démence !

     Cependant, il est une phrase que vous avez dû regretter. Faut-il vous la dire « Les marabouts au crâne chauve, vêtus de leurs ailes vertes qui leur tombaient aux chevilles, et leurs longs nez baissés dans leurs gilets blancs étaient autant de portraits académiques. »

     J’oserai vous rappeler qu’ayant remis le manuscrit des Grandes Familles à René Julliard, vous partez pour l’Italie. Vous y restez un an. Pourquoi ? Sans doute vos souvenirs sont-ils très précis. Mais vous êtes muet. Passons...

     Les Grandes Familles obtiennent, en 1948, le prix Goncourt. Vous voici sur la voie du succès. « Un bel écrivain est né » disait dans Le Monde Émile Henriot. Il ne se trompait pas et Léo Larguier, le lendemain où vous fut attribué le prix, s’écriait : il va vivre comme Gabriele d’Annunzio.

     Vous louez, pour y passer la fin de l’hiver, une villa à Capri, la Casa del Sole. Quel beau nom, si prometteur ! Malheureusement jamais le soleil n’y pénétrait et chaque matin vous entendiez d’une église voisine sonner le glas d’un mort. Vous fûtes effrayé. Vous revenez à Paris. Déjà un nouvel ouvrage occupait votre esprit, La chute des corps.

     Dans ce livre, vous vous plaisez à raconter une aventure qui pourrait faire dire : c’est un roman à clé. Vous êtes satisfait de réunir en un seul deux personnages d’une brutalité presque proverbiale, un des plus grands comédiens des temps modernes et un auteur dramatique qui aurait pu être de l’Académie française.

     Et puis voici un autre portrait : la fin d’un homme déchu, ruiné, souffrant d’une artérite d’un membre inférieur : vraie et poignante description qui est à donner en exemple aux étudiants en médecine ; ce qui prouve que vos sources étaient bonnes.

     Dans le volume suivant, Rendez-vous aux Enfers, vous faites d’abord le récit d’un bal avant la première guerre. Voici ce que vous dites de la vie parisienne. On dirait du Balzac : « Quel mouvement intérieur poussait ces gens à se recevoir, à s’inviter, à répondre aux invitations, à feindre le plaisir en des lieux où ils s’ennuyaient à crever, à danser par politesse avec des partenaires qui leur déplaisaient, à s’abstenir, par discrétion, de danser avec ceux qu’ils désiraient. »

     Plus loin, vous décrivez le retour à Paris du Président du Conseil revenant de Munich. J’ai vu ce retour et la foule délirante hurlant de gratitude d’être « momentanément délivrée de la peur au prix de n’importe quel reniement, de n’importe quelle servitude future. Tout ce que vous dites est vrai.

     Voici, vers la fin du livre, un chapitre sur le Trianon Palace. Vous vous rappelez quelle place cet hôtel a tenu dans notre vie. Nous y allions presque tous les samedis. Le cher Pierre Brisson était là. Nous nous enfermions dans nos chambres respectives. Vous travailliez à quelque roman et moi à une œuvre médicale. Nous nous retrouvions le soir. Nous dînions avec Marcel Achard, René Clair, Kessel et d’autres amis. À dix heures nous nous séparions pour travailler encore. Au Trianon, quel entrain, quel enthousiasme nous animait chaque fois que nous nous y retrouvions ! L’eau inondait les salles de bain, les de robinets ne fonctionnaient pas, on avait chaud, on avait froid. Mais qu’importait ?

     Ces trois volumes, fresque de la société parisienne entre les deux guerres, vous ont acquis la réputation d’être un écrivain pessimiste. Ne seriez-vous pas plutôt un optimiste que les bassesses humaines surprennent et indignent ?

     Parlons maintenant de La volupté d’Être paru en 1954, dont vous avez fait une pièce en 1961, La Contessa. Dois-je vous avouer que je préfère le roman ? Vous aussi, je crois.

     Mme Elvire Popesco a joué la pièce avec son immense talent et a remporté un de ses grands succès. Mais une pièce peut-elle contenir toutes les finesses d’un roman d’analyse ?

     Le sujet est magnifique. On s’étonne que vous ayez pu le traiter avec une connaissance si parfaite de la psychiatrie.

     Une femme, la comtesse Lucrezia Sanziani, a été belle, adulée, elle a suscité des passions parmi les hommes les plus importants de son époque, princes, ministres, financiers, artistes. Elle a défrayé toutes les chroniques d’Europe avant l’autre guerre, comme la Castiglione.

     L’âge est venu (elle a soixante-dix ans) et voici la misère, la solitude. Elle ne veut pas avouer sa déchéance. Elle nie le temps. Elle conteste que le passé soit fini. Elle veut vivre comme elle vivait quand elle avait trente ans. Dans les brumes de sa conscience elle croit voir ses amants, elle leur parle, elle confond les vivants et les morts, elle envoie des lettres d’amour à ceux qui ont quitté la terre depuis longtemps. Elle remonte le cours des âges. La Contessa n’est pas une démente, c’est simplement une femme qui a l’hallucination du passé, à tel point que son hallucination devient la réalité.

     Elle parle de d’Annunzio : « Gabriele, odieux comme le génie, s’écrie-t-elle. Comme il a pu me faire souffrir ! »

     D’Annunzio avait le don de faire souffrir toutes celles qu’il a aimées. Mais sa voix était si harmonieuse, son verbe si prestigieux, qu’il fascinait ceux qui l’approchaient.

     Je me souviens d’un soir. En sortant du Théâtre des Champs-Élysées je monte dans une calèche avec une dame très respectable dont les années disparaissaient sous l’éclat de ses parures. D’Annunzio, qui ne lui avait jamais été présenté, la voyant et la trouvant belle, se précipite sur le marchepied et, lui baisant la main avec ardeur, s’écrie :

     — O bellissima ! Permettez que j’aille passer une nuit d’amour fol avec vous.

     La dame me demande :

     — Quel est ce grossier personnage ?

     Et s’adressant au cocher :

     — Allez, cocher, plus vite !

     Lorsque, quelque cent mètres plus loin, je lui dis :

     — C’était Gabriele d’Annonzio.

     — Ah ! Que ne l’avez-vous dit plus tôt !

     Quelques jours après, disant à d’Annunzio les réactions de la dame comme je vous les raconte aujourd’hui, il s’en amusa tel un enfant. La retrouva-t-il ? C’est possible...

     Mais revenons, Monsieur, à votre œuvre.

     Les Rois Maudits est celle qui a connu la plus grande faveur du public. Elle a eu un immense tirage et fut traduite dans presque tous les pays.

     Ce qui prouve votre attachement à ces six volumes, c’est que vous en avez fait paraître récemment une nouvelle édition dont vous avez revu et souvent récrit les deux mille pages.

     Me Floriot, récemment, au cours d’une interview, disait : « J’ai relu il y a quelque temps Les Rois Maudits de Maurice Druon. Ces livres donnent un sentiment de vérité historique extraordinaire et leurs personnages ont couleur de vie. »

     Vous avez voulu révéler aux Français un chapitre mal connu de leur passé et nous donner un roman historique. Je sais bien, rien n’est plus difficile qu’un roman historique. Tout en restant dans les limites de l’histoire, l’imagination se donne libre cours. En cela vous avez parfaitement réussi. Mais vous êtes comme gêné par cette imagination et il vous faut, à regret, tenir la bride où cette « folle du logis » veut vous entraîner.

     On vous a reproché d’avoir eu des collaborateurs. Vous, au moins, vous les avez annoncés clairement.

     Nous voyons d’abord le grand maître des Templiers, vieillard épuisé, chancelant. Vous nous décrivez sa mort avec tout votre lyrisme. C était le 18 mars 13I4. Du haut de son gibet que déjà le feu envahit, il s’écrie : « Pape Clément, chevalier Guillaume, roi Philippe, avant un an je vous cite à comparaître au tribunal de Dieu. » La malédiction devint réalité.

     Le rôle principal est tenu par le comte Robert III d’Artois.

     En quarante-deux ans de vie, le comte Robert d’Artois a fait tout ce qu’un être humain peut commettre. Lui, second personnage du royaume, a dénoncé, pillé, assassiné. Il a fait des faux en écriture, a maquillé des sceaux, suborné des témoins. Il est devenu parjure. Le comte d’Artois est déchu de ses titres par le roi, banni de sa patrie. Il erre sur les routes de France. Il va en Angleterre. Il prononce devant le Parlement anglais une harangue enflammée contre son pays. Il prend le commandement d’une armée, débarque en Bretagne et est blessé mortellement au siège de Vannes par un trait d’arbalète. Il savait quel avait été le sort de la bataille maritime de l’Écluse, dans laquelle la destruction de la flotte française mettait le roi de France dans l’impossibilité de porter la guerre en Angleterre. C’était le 22 juin 1340.

     La guerre, déclenchée par Robert d’Artois, allait durer cent ans.

     Que de drames, d’empoisonnements, d’assassinats, de longs et extraordinaires procès, de scandales, de viols vous racontez dans ces six volumes ! Au milieu de ces crimes vous allez et venez à l’aise, cependant que vos lecteurs sont effrayés. Vous l’avez voulu. Je me demande pourquoi vous n’avez pas fait de tous ces crimes un film. Quel relief auraient eu ces histoires vraies mais fantastiques !

     À cette époque-là tout était démesure. L’homme construisait des cathédrales, vivait dans l’ombre des murs crénelés, aimait avec passion, jetait dans les fers ses ennemis, se précipitait dans les guerres et les tournois, croyait en la sorcellerie et au diable.

     Il y a dans ces livres bien des histoires d’amour. Elles vous hantent. Malheureusement certaines de vos attestations sont inexactes. Par exemple, vous nous dites : « Une femme amoureuse se distingue à sa démarche, même de dos. » Vraiment ?

     Ou bien encore (je vous cite) : « Comme presque tous les êtres destinés aux folies de la passion, Marie avait un œil légèrement plus petit que l’autre. » J’ai vu au cours de ma vie bien des femmes amoureuses. Je n’ai jamais vu cet œil ni cette démarche dont vous parlez.

     Cependant vous dites avec raison, dans un autre livre : « Nous sommes, dans le domaine de l’amour, des ignorants, des timides, des honteux et des malhabiles à côté des anciens. »

     Dans La Louve de France je note cette phrase : « Il lui demanda d’une voix de jaloux, cette voix qui plaît tant aux femmes au début d’un sentiment et leur devient si lassante à la fin d’une liaison... »

     Vous allez, pendant les cinq années que dure la parution des Rois maudits, dans presque tous les pays du vieux continent et souvent pour y retrouver la trace de vos héros. En 1961 vous êtes à Venise. L’occasion se présente pour vous d’aller en Russie. Vous parcourez la Russie de Leningrad à Odessa.

     En 1962 vous êtes en Crète. Vous voulez voir la grotte où naquit Zeus. Vous préparez Les mémoires de Zeus. Je ne sais si l’on a bien compris ce livre, si parfaitement écrit.

     Ouvrage de passion, c’est le roman de l’univers où tour à tour vous nous montrez les rires et les larmes des dieux et où parfois nous vous entrevoyons.

     Zeus, après avoir décrit d’une façon précise les charmes de sa nourrice Amalthée, la jeune nymphe de montagne, ne peut s’empêcher de nous confier : « J’ai aimé les femmes qui ressemblaient à Amalthée, mais j’en ai tant aimé d’autres. »

     Le récit nous révèle les Atlantes, le règne de Cronos, puis le berceau de Zeus qui ne pouvait être que la Crète, cette île où se sont croisées toutes les civilisations méditerranéennes, les Hespérides, Hadès, Koré, Perséphone, Aphrodite, Demeter, Hera. Quels beaux poèmes vous leur consacrez ! Quelles magnifiques formules, faites de toute la musique du monde !

     Je me souviens de cette nuit où, à trois heures du matin ? vous m’avez réveillé, ayant forcé ma porte avec Pierre de Benouville.

     « Que pensez-vous de mon Zeus ? » m’avez-vous demandé.

     Je vous répondis, mi-éveillé, mi-dormant : « C’est dur, mais c’est beau. » À vrai dire, je n’en avais encore rien lu. Depuis, j’ai corrigé mon oubli.

     En 1964, voici que les États-Unis vous étonnent par leur dynamisme, leur grandeur inépuisable, les prospectives vers le toujours plus loin.

     Revenu en France, vous publiez Paris de César à Saint-Louis.

     « Mettez-vous à genoux et priez car les Huns ne viendront pas, je le sais. » Ainsi parlait Geneviève. La prophétie s’accomplit parce qu’Attila, au lieu d’attaquer Paris, se dirigea vers l’Aquitaine et parce qu’un général romain, Aetius, revenant d’Italie, fonça sur l’armée des Barbares occupée à assiéger Orléans. Bien des années plus tard, Clovis voulut s’emparer de Lutèce. Geneviève, la grande Résistante, supplie ses concitoyens de lutter contre le Païen comme ils l’avaient fait contre le Barbare... Mais le temps passe et elle prend le parti de Clovis.

     La grande bataille de Poitiers, gagnée par Charles Martel qui arrêta, dit-on, l’invasion des Arabes, que fut-elle ? Un simple pillage des faubourgs de cette ville par les Musulmans, ainsi qu’une rencontre sur la route de Tours, après quoi les Arabes s’éclipsèrent.

     Mais arrivons à Charlemagne. Les deux souverains, nous dites-vous, qui à travers toute l’histoire furent les plus nuisibles à la France sont Charlemagne avec ses conquêtes de l’Occident, Napoléon avec son hégémonie européenne. Ce sont pourtant ceux auxquels la France reste le plus attachée.

     Quel beau parallèle vous établissez entre Charlemagne et Napoléon !

     Vous vous demandez si on ne pourrait pas parler de réincarnation, tant leurs gestes sont similaires. Ils suivent, avec leur armée, les mêmes routes ; ils réunissent l’Europe de la même manière ; ils conquièrent leur première gloire en Italie ; ils poursuivent leur carrière par des guerres en Allemagne ; ils font construire une grande flotte qu’ils vont passer en revue à Boulogne, mais l’un et l’autre renoncent à envahir l’Angleterre. Ils échouent dans une désastreuse expédition en Espagne. Enfin ils se heurtent aux Slaves.

     Dans un de vos livres récents, Le Pouvoir, vous dites : « C’est de leurs princes les plus funestes, mais qu’elles ont parés d’excuses admirables, que les nations chérissent le plus longuement la mémoire. Le culte que les Français vouent à Charlemagne et à Napoléon serait, autrement, inexplicable. »

     Je suis, Monsieur, arrière petit-fils d’un tanneur qui avait suivi les armées napoléoniennes en Espagne. Il avait la passion de Napoléon. C’était pour lui un demi-dieu. De cet humble artisan ou de vous, qui croire ?

     Mais laissons là Napoléon. Disons que tout vous intéresse.

     Ici, dans une étude sur Bernard Buffet, vous reconnaissez qu’il a quelque chose d’inimitable. Mais avez-vous assez parlé de la tristesse de Buffet ? Il est triste dans ses visions des rues de Paris et de Venise (jamais un être vivant ne les parcourt), il est triste dans ses images de clowns, dans ses corridas. Il est triste dans ses représentations d’insectes, de papillons, même de fleurs. Et votre portrait qui est dans votre cabinet de travail, est-ce bien vous ? Vous y avez une physionomie austère. Où sont votre sourire, vos yeux joyeux, votre goût de la vie ? Mais n’est-ce pas Buffet lui-même qui nous affirme : « La grande peinture n’a jamais fait rire ? » Vous le dites fort bien, Bernard Buffet exerce un pouvoir de fascination parce qu’il agite ce qu’il y a de plus profond en nous, l’effroi de la solitude et de la mort.

     Là, dans un livre pour enfants, Tistou les pouces verts, vous nous montrez le jeune héros, la veille d’une guerre, qui fait jaillir digitales, campanules et bleuets de la bouche des canons. Désormais les fusils fleurissent ; les baïonnettes n’ont plus leurs pointes aiguisées. Dès lors la guerre devenait impossible.

     Dans vos nouvelles, vous avez tantôt un style simple, alerte, qui enchante vos lecteurs, tantôt un style pur, dépouillé, dans lequel chaque mot porte.

     Ainsi, dans Un si grand amour, nouvelle dédiée à André Bernheim, qui est d’un bout à l’autre parfaite, vous écrivez :

     « Les gloires du théâtre ont ceci de décevant qu’elles s’éteignent avec les lumières qui les ont éclairées. La légende est peu accueillante à l’acteur, même s’il fut illustre, et son nom disparaît des mémoires aussitôt que le vent a décollé la dernière affiche où il figurait. »

     Vous nous annoncez ensuite, ce que nous savions déjà, que les auteurs de comédies sont presque toujours des hommes tristes dont l’humour n’est qu’une façon détachée d’exprimer leur amertume de vivre.

     On raconte qu’un jour un acteur célèbre du XVIIIe siècle qui excellait dans le comique, étant très déprimé, alla voir un médecin pour lui demander conseil. Il ne lui dit pas son nom.

     — Je n’ai qu’un conseil à vous donner, dit le médecin, allez voir ce soir Garrick.

     — Mais, Garrick c’est moi.

     Cependant dans le même conte vous osez dire : « Elle avait quarante-quatre ans... Elle était presque à la fin de sa beauté... Nul ne lui aurait donné son âge, mais elle l’avait. » Vous vous souvenez que Balzac considérait qu’à trente ans la vie amoureuse d’une femme était finie. Aujourd’hui, vous reculez un peu cette fin, mais, Monsieur, quarante-quatre ans, c’est encore bien jeune ! Cette dureté m’étonne de vous.

     De votre Train du 12 novembre quelle émotion se dégage ! Ces pages ont été rédigées en Angleterre, en 1943, à l’intention du public anglais. Elles voulaient apporter aux Anglais des images de ce pays inconnu d’eux : la France du malheur. Le 12 novembre, c’était le lendemain du jour où Hitler avait décidé l’occupation de la zone sud. Une jeune fille, à qui un officier allemand demande si elle connaît un dancing à Montpellier, lui répond : « Je n’en connais pas à Montpellier, mais il paraît qu’il en existe un excellent à Stalingrad. » On sait ce que voulait dire à ce moment Stalingrad. La fin de la nouvelle est aussi belle que les plus émouvantes pages de la Résistance. « Plus je regarde, dites-vous, plus je compare les visages et plus j’ai le sentiment, la certitude que les vainqueurs, dans cette foule, ne sont pas ceux qui ont les armes. »

     J’en arrive à votre chef-d’œuvre Alexandre le Grand. Il semble que vous avez vécu près d’Olympias, que vous avez connu Philippe, que vous avez assisté aux mystères d’Amon, que vous avez vu le serpent sacré dans le lit entre Philippe et Olympias, que vous étiez là pendant cette nuit pleine de gloire où Olympias mit au monde Alexandre.

     Vous racontez comment Alexandre, à dix-huit ans, est chef de la cavalerie macédonienne. Il se couvre de gloire à Chéronée ; Delphes, Thèbes et Corinthe sont à lui. Il marche vers le Nord. Rien n’arrête son aventure, ni les montagnes, ni la neige, ni les fleuves. La Grèce effrayée est à ses pieds. Il parvient en quelques jours à l’Hellespont. Il remporte une victoire sur les bords du Granique. Mais voici l’armée perse. Après un combat acharné Darius fuit, Darius le plus grand roi du monde. C’est alors une course éperdue entre Alexandre et Darius. Vaincu, Darius expire.

     À partir de ce moment, nous dites-vous, Alexandre change. Ce n’est plus l’adolescent fougueux, emporté par son élan. C’est désormais un homme qui réfléchit. Il songe à ce qu’il a vu à Babylone, à Persepolis. Il compare les civilisations grecque et asiatique. Pour la Grèce, rien ne vaut le raisonnement et la logique ; pour l’Orient, tout est surnaturel. Depuis des siècles la Grèce s’emploie à rechercher l’ordre ; depuis des millénaires l’Orient vit dans le merveilleux. D’un côté c’est la mesure, de l’autre c’est l’irréel. Comment accorder ces deux civilisations ? Ne peut-on les fondre ?

     Il se fait alors vraisemblablement dans l’esprit du conquérant une grande tolérance. Non, le Grec n’est pas né pour la liberté et le Barbare pour l’esclavage, comme l’a proclamé Euripide et comme l’a enseigné Aristote. Si l’Asie ne peut résister aux phalanges macédoniennes, ce n’est pas par incapacité, ni par mollesse. Que les Orientaux rêvent leur rêve merveilleux. Il administrera ses conquêtes selon les règles de la Grèce.

     Afin de rendre complète l’union entre Grecs et Asiatiques, il épouse Roxane et marie, le même jour, dix mille de ses soldats à dix mille Persanes.

     Les ambassadeurs des pays conquis croient être hallucinés. Ils voient Alexandre assis sur un trône d’or, coiffé de la tiare et entouré d’une garde persane.

     L’aventure prodigieuse d’Alexandre continue. Ses soldats se demandent où il les entraîne. Et pourquoi ?

     Rébellions, révoltes se succèdent.

     Bessus, le successeur de Darius, est pris et mis aux fers. Les troupes croient leurs épreuves terminées. Mais non. « Toujours plus loin, toujours plus loin. » Alexandre entre dans un pays fabuleux de forêts étranges, d’animaux merveilleux, de temples inconnus. Après avoir vaincu Porus, il est pris d’une sorte de démence comme il arrive aux potentats après des années de gloire. Il a la certitude d’être la réincarnation de Dionysos.

     Mais après la mort de son confident Hephestion, il n’a plus la force intérieure qu’il a toujours eue. Il n’a plus la volonté de faire trembler le monde. Il s’éteint, miné par les fièvres. Il n’a pas trente-trois ans.

     Telle est l’aventure que vous nous avez contée. Vous voilà maintenant un des plus célèbres biographes d’Alexandre qui reste le plus étonnant conquérant de l’histoire. Courageux jusqu’à la témérité, il a traversé l’ensemble du monde connu, il a tout vu, tout su, tout compris. On conçoit que les peuples l’aient considéré comme un demi-dieu.

     Vous avez, de ces personnages de l’antiquité qui nous séduisent tant, la splendide générosité. Il y a quelques mois, notre confrère André Maurois, vous comparant à Dumas, disait : « Avec l’auteur de Monte Cristo, il a de commun une générosité sans limites, une magnifique prodigalité, le goût du faste. »

     Vous êtes, dit-on, ambitieux. Faut-il vous le reprocher ? Certes, non. Vous vous êtes souvenu sans doute de cette phrase attribuée à Pascal : « Qu’une vie est heureuse quand elle commence par l’amour et finit par l’ambition. »

     À qui ne vous a-t-on pas comparé ? Quand vous faites des romans, on cite à votre propos Balzac ou Dumas. Publiez-vous des nouvelles, on vous compare à Mérimée ou Maupassant. Pour vos maximes, notre confrère Pierre-Henri Simon va jusqu’à agiter les mânes de Marc Aurèle, de Montaigne et de Montesquieu. Ne vous sentez-vous pas un peu accablé sous ces éloges ?

     Vous avez su ranimer, comme vous l’avez si bien dit, « les ombres dans le fond des tombeaux ». Mais l’histoire, ne vous le dissimulez pas, est une grande mensongère. On ne peut qu’approuver La Bruyère qui disait : « Une chose arrive aujourd’hui, et presque sous nos yeux, cent personnes qui l’ont vue la racontent de cent façons différentes... Quelle créance donc pourrais-je donner à des faits qui sont anciens et éloignés de nous par plusieurs siècles ? »

    Vous aimez vos amis. Vous êtes anxieux de ce qu’ils deviennent. Vous les entourez, vous les comblez. Vous ressemblez étrangement à votre prédécesseur Georges Duhamel qui réunissait autour de lui avec joie et amour ceux qui partageaient ses états d’âme.

     Jamais je ne vous ai entendu critiquer un de vos confrères. Vous savez fort bien que les hommes sont divers selon leur pays, leurs opinions politiques, sociales et morales.

     Quand je pense à vous, je vous vois avec un chapeau melon, à la façon des Anglais, un gilet fantaisie relevant d’une note gaie votre veston sombre. Vous égrenez un chapelet d’ambre, ce qui vous rappelle la Grèce et le Proche-Orient que vous aimez. Vous marchez joyeusement dans la rue de Grenelle, cette rue où je suis né, mais la maison du 14 était austère et triste (elle est restée telle qu’elle était à la fin du siècle dernier), tandis que la vôtre est somptueuse.

    Dans votre demeure vous avez accroché aux murs une série d’eaux fortes de Piranese. Ce sont des vues de la Rome antique.

     On me dit que vous venez de quitter ce fastueux appartement. Si oui, je le regrette, bien que, vous me l’avez avoué un jour, il faut, pour rester jeune, abandonner tous les dix ans le lieu où l’on vivait.

     Ah ! oui, comme vous aimez la vie, toutes ses manifestations, ses aspects divers et souvent étranges ! Vous êtes quelqu’un qui se plaît à jouir de tout ce que lui apporte simplement la joie d’être, de se souvenir et d’espérer. Car vous êtes d’aujourd’hui, d’hier, de demain, tout en vivant avec ardeur le moment présent. Tout vous intéresse, tout vous passionne. N’avez-vous pas acheté les ruines de Thésée la Romaine qui vous rendent contemporain du premier siècle de notre ère ? Pourquoi faire des fouilles en ce lieu ? Parce que cela vous enchante.

     En 1924 — j’avais trente-huit ans et vous, Monsieur, je crois à peine six ans — j’eus mon premier contact avec Georges Duhamel. Il venait d’écrire, après un voyage en Tunisie, qu’il avait accompli avec le grand biologiste Charles Nicolle, le Prince Jaffar, très beau livre qui nous fait rêver de Djerba, I’île à peine connue. Duhamel dédia ce livre à son ami Charles Nicolle qu’il aimait et qu’il admirait.

     La genèse des épidémies s’éclairait par le génie de Nicolle. Il avait fait des remarques saisissantes sur le typhus inapparent. Duhamel, oubliant Pasteur, écrivit un article dans Les Nouvelles Littéraires sur Nicolle qui avait découvert, selon lui, comment une épidémie se propage.

     Je rappelai à Duhamel que ce n’était pas Nicolle, c’était Pasteur qui avait découvert comment naissent les épidémies. Je lui citai une page admirable de sa Communication du 28 février 1881 sur l’atténuation des virus, qui montre la naissance et le réveil des maladies infectieuses.

     Une assez vive discussion s’ensuivit. Et puis, comme l’honnêteté était le principal caractère de l’esprit de Duhamel, nous devînmes amis à partir de ce jour.

     Son front était dégarni, ses lunettes étaient rondes, cerclant bien ses yeux, ses lèvres étaient minces. Son esprit était teinté d’ironie. Un beau et pathétique visage. J’admirais sa bienveillance, sa gentillesse, son effort pour se mettre à la portée de son interlocuteur. Son regard était profond : il vous regardait longuement, vous écoutait avec patience, puis il vous accompagnait jusqu’à l’entrée de sa maison, rue de Liège, en passant le long de son petit jardin si merveilleusement calme. Il ôtait alors son béret qu’il avait coutume de porter et vous disait au revoir avec un charmant sourire.

     Pendant les affreux hivers de l’occupation, que de fois j’ai été vers lui chercher l’apaisement, le réconfort ! Il communiquait la foi qui ne l’avait jamais abandonné. Car il fut un des grands Résistants.

     Au lendemain de la délivrance, le 1er octobre 1944, fut organisée par mon élève Milliez, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, une réunion solennelle pour les médecins de la Résistance. Elle fut placée sous la présidence de Georges Duhamel. Il était notre maître, notre guide.

     Dans ses dernières années, il fut profondément déçu. Un ordre nouveau apparaissait, il ne le comprenait pas. « La civilisation scientifique et industrielle est condamnée, disait-il. Elle a depuis de longues années accaparé et affolé toutes les énergies humaines. Son règne aboutit à un immense échec. »

     Duhamel pensait que l’on allait vers une civilisation qui n’a plus rien d’humain. Une nouvelle littérature s’ébauche où la violence domine. La machine remplace en toute occasion la réflexion. L’homme sera bientôt conditionné par les instruments qui annihileront tout ce qu’il y a en lui d’imaginatif.

     La médecine était « sa chose ». Il était et voulait rester médecin. Il ne voulait jamais qu’un membre de l’Académie française, ayant des attaches avec la médecine, fût reçu par un autre que par lui. Il désirait lui dire quelques vérités qui disparaissent petit à petit, à mesure que la vague de brutalité submerge la vraie, la saine civilisation. Il lui montrait que le médecin, dépourvu de sensibilité, est incapable de sentir ce qu’éprouve au plus profond de son être le malade.

     Le médecin doit comprendre les douleurs morales de son patient, essayer de les apaiser. Il doit se souvenir que ce qu’il a devant lui, ce n’est pas un corps fait d’organes divers, c’est un individu, avec un esprit et ce je ne sais quoi d’indéfinissable que depuis Platon on appelle l’âme.

     Duhamel nous rappelait que dans sa jeunesse le médecin était l’oracle ; on suivait aveuglément ses dires. Il nous citait souvent l’histoire de Dieulafoy descendant l’escalier d’un petit hôtel particulier où l’on venait de lui montrer une jeune fille, convalescente de fièvre typhoïde. La mère alors appelle Dieulafoy : « Maître, puis-je donner une poire à ma fille ? » Et Dieulafoy, soulevant son chapeau haut-de-forme, de s’exclamer : « Madame, voulez-vous donc tuer mademoiselle votre fille ? J’ai dit : « une pomme ». La mère ne songea pas un instant à transgresser la prescription du maître.

     Duhamel fut toute sa vie le défenseur d’une médecine libérale. Ce qui importe, c’est, disait-il, le « colloque singulier ». La médecine doit rester un des réduits de l’individualisme en péril.

     La culture humaniste : voilà ce qu’il voulait pour les médecins. On a beau répéter que ni le latin ni le grec ni la connaissance des grands écrivains français ne sont utiles aux futurs médecins, c’est une erreur. Le commerce des classiques, les commentaires de leurs textes apprennent aux jeunes à penser juste, à mettre de l’ordre dans leurs idées, à rédiger avec aisance. Le Doyen Paul Montel a dit fort justement : « Avec une culture scientifique vous ferez d’excellents techniciens, mais vous ne ferez des hommes qu’avec la culture humaniste. » Elle inculque la logique, elle montre la façon de s’élever des détails aux généralités, elle donne des ouvertures sur tout ce qui est du domaine de l’homme.

     Devant la vertigineuse ascension de notre civilisation, la musique était le seul réconfort de Duhamel. « Il me plairait que la musique, disait-il, la mystérieuse musique, m’aidât à franchir le seuil. »

     Travail, ô mon seul repos, est le titre d’un de ses derniers livres. Ce titre à lui seul illumine toute sa vie. Et toute la vôtre, Monsieur.

     Vous choisissant si jeune, nous avons voulu vous donner encore le temps de beaucoup écrire en étant parmi nous. Vous nous trouverez peut-être un peu vieux ; nous en avons tant vu que nous n’avons plus vos réactions enthousiastes. Mais les sortilèges vous sont familiers : vous saurez bien nous rajeunir.